Commentaire composé: 
"La prisonnière"
Marcel Proust 


EXTRAIT
Ces éclairs où je me ressouvenais du passé pour lui rendre des couleurs.
  Parfois, dans les heures où elle m’était le plus indifférente, me revenait le souvenir d’un moment lointain où sur la plage, quand je ne la connaissais pas encore, non loin de telle dame avec qui j’étais fort mal et avec qui j’étais presque certain maintenant qu’elle avait eu des relations, elle éclatait de rire en me regardant d’une façon insolente. La mer polie et bleue bruissait tout autour. Dans le soleil de la plage, Albertine, au milieu de ses amies, était la plus belle. C’était une fille magnifique, qui, dans le cadre habituel d’eaux immenses, m’avait, elle, précieux à la dame qui l’admirait, infligé ce définitif affront. Il était définitif, car la dame retournait peut-être à Balbec, constatait peut-être, sur la plage lumineuse et bruissante, l’absence d’Albertine. Mais elle ignorait que la jeune fille vécût chez moi, rien qu’à moi. Les eaux immenses et bleues, l’oubli des préférences qu’elle avait pour cette jeune fille et qui allaient à d’autres, s’étaient refermées sur l’avanie que m’avait faite Albertine, l’enfermant dans un éblouissant et infrangible écrin. Alors la haine pour cette femme mordait mon coeur ; pour Albertine aussi, mais une haine mêlée d’admiration pour la belle jeune fille adulée, à la chevelure merveilleuse, et dont l’éclat de rire sur la plage était un affront. La honte, la jalousie, le ressouvenir des désirs premiers et du cadre éclatant avaient redonné à Albertine sa beauté, sa valeur d’autrefois. Et ainsi alternait, avec l’ennui un peu lourd que j’avais auprès d’elle, un désir frémissant, plein d’orages magnifiques et de regrets ; selon qu’elle était à côté de moi dans ma chambre ou que je lui rendais sa liberté dans ma mémoire, sur la digue, dans ses gais costumes de plage, au jeu des instruments de musique de la mer, Albertine, tantôt sortie de ce


Commentaire
 

  Marcel Proust, écrivain exceptionnel du XXème siècle, Dans une phrase énigmatique adressée à son amie Madame Stauss en 1909 écrit : « je viens de commencer -et de finir- tout un livre ». « A la Recherche du Temps Perdu », dont « La prisonnière » (paru en 1923) constitue un tome, est ainsi un vaste analepse. Il développa la « théorie de la madeleine » éclaircissant cette poussée de sève créatrice qui lui survient à des moments inopinés. D’abord, Nous étudierons dans ce texte le désir et sa relation avec le souvenir involontaire dans le passé ; ensuite la transmutation par l’art de l’écriture qui s’opère au temps de la diégèse.

1) Passé (le temps perdu)

   D’emblée, on relève que le désir constitue une charpente de ce texte à plus d’un titre, il s’associe avec le souvenir involontaire qui interpelle le narrateur d’une manière répétitive. L’adverbe « parfois » qui inaugure ce passage accentue cet aspect itératif de la mémoire à se projeter dans un « moment lointain ».

 Par ailleurs, la plage décrite comme un « Cadre habituel » au début car elle survient à maintes reprises inattendues, l’adjectif « habituel » souligne ce procédé de projection instantanée dans le passé. Le narrateur sollicite nos sensations et nous permet de vivre avec lui la scène devenue un « cadre éclatant ». On relève « soleil » ; « mer polie et bleue » ; « lumineuse et bruissante » qui illustrent la métamorphose du narrateur en un peintre d’une part, d’autre part et d’une manière inavouée l’influence de la peinture impressionniste sur Proust.

 Mieux encore, ce retour en arrière forcé que suscite la mémoire involontaire (mémoire des sens) du narrateur lui permet de revivre avec intensité, une réminiscence, les premiers sentiments parmi lesquels l’affront qu’Albertine lui a infligé lors de la première rencontre à la plage. Nous révélons ainsi la conception du désir proustien qui nous rappelle le « désir triangulaire » de René Girard à partir de cette citation dans Mensonge romantique et vérité romanesque : «L'homme désire toujours selon le désir de l'Autre.». Celui-ci est mis en exergue dans le texte en évoquant la jalousie du narrateur, résultat des relations qu’entretient Albertine avec d’autres, notamment la dame.

2) Présent (le temps retrouvé)

   Si bien que le narrateur raconte sa vie, « La prisonnière » n’est pas une autobiographie. Le narrateur se joue de cette alternance qui nait de ce flux et reflux du temps entre le passé et le présent. Ce mouvement est exhibé à travers une métaphore filée in absentia de la mer : « la mer polie et bleue bruissait tout autour », « les vagues », « la plage » ; « eaux immenses » ainsi Le souvenir involontaire courbe le temps est devient un médiateur privilégié qui désintègre la dichotomie temporelle.

  En outre, le narrateur transfigure le passé avec l’art de l’écriture, il devient un créateur d’un monde qui se nourrit d’oppositions « haine/amour », « jalousie/admiration ». Certes, le narrateur essaie d’avoir une emprise sur ce passé qui lui échappe, l’utilisation de l’imparfait est flagrante « me revenait », « alternait », « riait », « était », car il est imparfait dans la mesure où il nous donne des impressions fallacieuses.

 Vient le mot « amphibie » parachever cette configuration proustienne à écrire un récit de vie romancée transfigurée. Ceci lui permet de vaincre « l’ennui », de conquérir par l’expression la porosité de la mémoire.

Finalement, ce télescopage des images du passé et du présent nous dévoile à la fois la vivacité des réminiscences permettant au narrateur de vivre dans l’intemporalité du moment et aussi la reviviscence des sentiments d’autrefois. La possession que le titre « La prisonnière » met en exergue et significative, il révèle la conception de Proust sur l’amour « On n’aime que ce en quoi on poursuit quelque chose d’inaccessible, on n’aime que ce qu’on ne possède pas »


                                                                                            Par Mohammed Salim
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